Pèlerinages sur les lieux juifs
Le royaume, qui a compté jusqu’à 300. 000 juifs, recrée des ponts avec une diaspora très demandeuse.
Un office ordinaire de shabbat à la grande synagogue Talmud Torah de Rabat. «Shabbat shalom!», échangent les fidèles qui montent les escaliers. On les compte sur les doigts des mains. En haut, dans l’espace réservé aux femmes, les papotages ne semblent pas déranger les hommes, qui prient à voix haute. Ils sont tout juste dix, quorum indispensable pour organiser la prière. «Mais quand on fait trop de bruit, ils nous crient de nous taire», sourit Monique, qui vient tous les samedis ou presque et assiste à la plupart des cérémonies. «Nous sommes peu nombreux, une centaine à Rabat, et tous âgés. C’est triste. Les jeunes viennent pour les fêtes comme Pâque.»
Il fut un temps où 25.000 juifs vivaient dans la capitale marocaine et près de 300.000 dans le royaume, des grandes villes comme Casablanca, Marrakech ou Fès, jusqu’aux villages berbères de l’Atlas. Une population plus que millénaire, partie par dizaines de milliers à la création de l’État d’Israël. Entre 1949 et 1956, près de 90.000 juifs auraient quitté le Maroc, encouragés notamment par des émissaires de l’Agence juive d’aller vivre en «Terre promise» pour peupler le nouvel État.
Aujourd’hui, seuls 2500 à 3000 juifs vivent au Maroc, à Casablanca pour l’immense majorité. Y subsistent plusieurs synagogues, des centres culturels, des écoles, fréquentés par des juifs et des musulmans. En 2003, les attentats dans la ville ciblent aussi un cimetière et l’Alliance israélite.
Pèlerinages sur les lieux juifs
«L’an dernier, 360 juifs sont partis. Ceux qui restent sont surtout des plus de soixante ans», estime Myriem Khrouz. L’Association des amis du Musée du judaïsme marocain (AAMJM), dont elle est secrétaire générale, perpétue l’action de Simon Lévy, créateur du musée et de la Fondation pour le patrimoine judéo-marocain, qui a sauvé plusieurs synagogues. Une action compliquée par la diversité des statuts juridiques des biens juifs. «Le comité scientifique est formé de juifs et de musulmans. Nous voulons protéger ce patrimoine en tant que Marocains, et que des non-juifs se l’approprient aussi comme leur héritage.»
L’association compte transformer en musée et café culturel la synagogue d’Essaouira, actuellement en ruine. Une autre structure, créée en 2007 par des étudiants, Mimouna, vise à faire connaître la culture juive marocaine et à créer des ponts avec la diaspora. Les juifs marocains sont nombreux à revenir dans leur pays natal, notamment en pèlerinage pour prier les saints juifs qui reposent dans le royaume. Récemment, le ministère des Marocains résidant à l’étranger a financé un voyage pour un groupe de jeunes de la diaspora juive marocaine. Organisé par l’AAMJM et l’association Mémoire-Avenir, le séjour a mené dix-sept jeunes du Canada, de France et d’Israël à la découverte de lieux juifs et du Maroc contemporain.
« Je suis étonnée et fascinée : ces jeunes sont curieux de rencontrer des juifs, d’en savoir plus sur le judaïsme. Même s’il n’y a qu’une minorité juive au Maroc, le juif est présent dans la conscience et l’inconscient des musulmans ici. »
Fanny Mergui
«Depuis 1997, neuf synagogues ont été restaurées», souligne Zhor Rehihil, conservatrice du Musée du judaïsme de Casa. Elle désigne une plaque où figure un extrait du préambule de la Constitution de 2011, qui cite «l’affluant hébraïque» parmi les composantes de l’identité nationale. «C’est la première fois que cet élément est mentionné comme une partie intégrante de la culture marocaine, c’est unique dans le monde arabo-musulman. Tout comme ce musée.» Associations, conférences, festival du film, la conservatrice juge qu’il y a depuis quelque temps «un engouement pour la culture juive au Maroc et une nécessité pour nous, musulmans comme juifs, de la préserver».
Dans son film Tinghir-Jérusalem, Kamal Hachkar part sur les traces des juifs du village berbère de sa famille. Le périple le mène en Israël, où ils se sont installés. En 2012, le film est diffusé sur la deuxième chaîne marocaine en prime time. «Courageux», selon ce professeur d’histoire de formation: «Le film a touché des villages marocains, des jeunes qui ignoraient totalement cette histoire. Elle n’est pas enseignée à l’école, alors que la Constitution reconnaît la pluralité des identités marocaines.
Là, il faut passer des mots aux actes, réformer totalement les programmes scolaires, si on veut que nos enfants apprennent l’altérité…»À l’époque, son film déclenche aussi polémiques et appels au boycott. Certains de ses détracteurs l’accusent d’être un agent du Mossad. Le conflit israélo-palestinien n’est jamais loin et continue à toucher la question des juifs marocains, jusque dans la communauté. Leur départ massif en partie organisé reste un sujet peu discuté.
Fanny Mergui accompagne souvent Kamal Hachkar, qui continue à parcourir le royaume pour présenter son film et en débattre. Difficile de résumer en quelques lignes le parcours et les engagements de cette femme. Grandie dans le Mellah, le quartier juif de Casa, elle quitte le pays à 16 ans en 1961, jeune militante sioniste. Elle revient souvent voir ses parents restés au Maroc. Après la guerre des Six-Jours en Israël, elle s’engage à l’extrême gauche en France et lutte pour les droits des Palestiniens. Fanny revient définitivement s’installer en 1993, avec sa fille, âgée alors de 10 ans: «Je lui ai transmis l’amour de mon pays et ma langue maternelle, le darija (dialecte marocain).» Elle voit aujourd’hui dans les nombreux débats auxquels elle participe «un espoir». «Je suis étonnée et fascinée: ces jeunes sont curieux de rencontrer des juifs, d’en savoir plus sur le judaïsme. Même s’il n’y a qu’une minorité juive au Maroc, le juif est présent dans la conscience et l’inconscient des musulmans ici.»
Au bout du fil, la voix grésille un peu. Netta, Israélienne de 30 ans, travaille pour l’ONG Combatants for Peace. Son père a quitté Fès à 4 ans, en 1966. «Mes grands-parents sont morts et ne m’ont pas raconté pourquoi ils sont partis, quelles étaient les relations entre juifs et musulmans. Alors, j’ai voulu voir par moi-même, remonter aux racines de ma famille pour comprendre…» À Fès, elle s’est recueillie sur la tombe de son grand-père, a obtenu une copie de l’acte de naissance de son père. Elle n’avait qu’une année de naissance et un nom. «Maintenant, à 64 ans, on sait quel jour fêter mon anniversaire!»
En Israël, les juifs marocains ont longtemps été méprisés, mais aujourd’hui ses origines sont une fierté. La jeune femme a d’ailleurs déposé une demande de passeport marocain. La quête de Netta a inspiré un autre voyage: un mois après son retour, trois de ses tantes se sont rendues à Fès. Dans son prochain film, en tournage, Kamal Hachkar suit cette fois les enfants ou petits-enfants des juifs marocains de Tinghir qui «reviennent au pays». Pour le réalisateur, «il y a une vraie envie de se reconnecter qui n’est pas juste folklorique».
Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 01/08/2016. Accédez à sa version PDF en cliquant ici